Voici le récit trouvé dans la revue "la semaine littéraire" du 05.09.1925 et numérisé par gallica.bnf.fr.
Le titre est SAINTE - OPPORTUNE .
Hilperich, comte de l'Hiémois, avait six filles roses et blondes, mais de toutes la plus belle était Opportune.
Chacun admirait la finesse de ses traits. Quand elle riait, ses dents apparaissaient si blanches dans la corolle des lèvres que le vieux clerc Honorius Clementianus, chargé de l'instruire, comparait sa bouche à une pâquerette fraîche éclose qui garde un liseré rouge au bord de ses pétales.
Un voile de lin blanc retenu sur sa tête par un cercle d'or,tombait, à la façon d'un manteau, le long des épaules, tandis qu'une agrafe circulaire en ramenait les pans sur sa gorge. Au-dessus d'une ceinture dont les cordons pendaient,lourds de pierreries, ses seins menus soulevaient harmonieusement la pourpre de la robe, et de longues manches d'un vert sombre, descendant jusqu'aux poignets, faisaient ressortir la blancheur des mains. Quand elle marchait, on apercevait la pointe d'un soulier brodé d'azur.
Elle passait son temps à carder de la laine avec sa mère, à broder, à teindre des étoffes, ou bien elle priait, récitait matines, vêpres et les psaumes, et regardait les images aux tons vifs d'un missel que son frère, l'évêque de Séez Chrodegang, lui avait donné.
D'autres jours, quand l'automne embrasait les forêts, elle s'accoudait au portique de la villa, scrutant le ciel pour voir si le Seigneur Jésus n'apparaîtrait pas, vêtu de nuages rose et porté sur les ailes des anges. Mais lorsque, de la chasse, lui parvenait le son de l'olifant, elle plaignait la biche qui pleure ses petits.
Quand elle eut seize ans, de nombreux seigneurs demandèrent sa main. Tous étaient riches et puissants, mais le plus brave et le plus fort était Arnulf.
Opportune l'avait conquis par sa beauté et il avait juré sur le pommeau de son épée, qui renfermait une dent de saint Pierre, de ne point épouser d'autre femme selon la loi des Francs, par l'anneau et par le denier.
Il lui disait: "Ton visage est comme une aurore qui se lève sur ma vie.Viens, sois à moi, et tout ce que j'ai sera tien. Je te donnerai la plus belle ceinture qui soit au monde et mes orfèvres y enchâsseront tant de pierres que tes mains pourront à peine la soulever. J'achèterai aux Juifs et aux Vénitiens, que Dieu maudisse! leur pourpre la plus éclatante pour qu'elle soit comme un sourire sur ta chair. Tu auras des miroirs d'or et tes souliers resplendiront de perles. Mais tu es pieuse. Mon chapelain te lira les Evangiles. J'enverrai mes vassaux à Rome chercher des reliques. J'irai moi-même, et je t'apporterai du sang de saint Polyeucte et des cheveux de Notre-Dame."
Opportune n'entendait pas. Elle songeait à son frère l'évêque Chrodegang, dont les mains étaient blanches; à sa tante Lanchilde, abbesse d'un grand monastère; aux saints propos d'Honorius Clementianus. Elle voyait le seigneur Jésus, pieds nus et les cheveux courts. Un nimbe d'or encerclait son visage imberbe,doux comme le soleil printanier. Elle l'écoutait: "Bienheureux les pauvres, car le royaume des cieux leur appartient. Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu."Alors elle dit à ses parents: "Ne me cherchez pas de mari parmi les hommes... Je n'épouserai que celui qu'une vierge conçut, qu'une vierge enfanta, qu'une vierge allaita. Pour son lit céleste, je veux me garder pure." Et dans l'excès de sajoie, elle ajouta:
"Bientôt je quitterai la maison de mes pères et j'oublierai mon peuple. Je n'entendrai plus que la voix du Christ, mon époux, et je ne connaîtrai d'autre enlacement que le sien. Mon coeur tressaille d'allégresse, car le Roi du ciel, mon Seigneur, a désiré ma beauté."
Quelques jours plus tard, au moutier d'Almenèches, Opportune échangeait contre une robe vile la pourpre royale.
Lorsque Arnulf apprit cette nouvelle, il entra dans une grande colère. Il voulait incendier le couvent et ravir Opportune. Déjà il recrutait pour cette besogne quelques pillards quand Charles Martel proclama le ban. Arnulf et sa bande rejoignirent l'armée franque.
Ils étaient vêtus d'une tunique courte, descendant à peine jusqu'aux genoux, et sur leur justaucorps de fourrure passait un baudrier qui soutenait leur épée. Leurs cheveux blonds, coupés à hauteur du cou, s'agitaient comme une crinière.
Parmi tous les guerriers, Arnulf se distingua par sa vaillance. Il fit un tel carnage de Sarrazins que, durant huit jours, son corps garda l'odeur du sang. L'archevêque Turpin le bénit spécialement.
Mais Arnulf n'avait cure des bénédictions. Il blasphémait le ciel, traitant Jésus de ravisseur de femmes. Il ne goûtait plus de joie que dans le meurtre et la violence. Même leslongs repas où l'on servait tout embrochés des daims et des sangliers ne savaient plus apaiser sa douleur, et quand il buvait, dans des cornes de bufle, le vin mélangé de miel et d'absinthe, il ne trouvait plus dans l'ivresse le repos.
Il (Arnulf) poursuivit vers le sud les fuyards sarrasins, mais ce ne fut qu'un prétexte à brigandage. Il enlevait les vases précieux des églises et cherchait de l'or jusque dans les tombeaux, il tuait les prêtres, incendiait les monastères, et malheur aux nonnes qu'il prenait !
Cependant Opportune était devenue abbesse du moutier d'Almenèches, et chaque jour elle édifiait les religieuses par ses mortifications.
Elle ne buvait que de l'eau et mangeait du pain d'orge. Le dimanche exceptionnellement, non par gourmandise, mais pour honorer le jour du Seigneur, elle versait un peu de vin dans son gobelet et prenait quelques petits poissons.
Un cilice se cachait sous ses vêtements, hiver comme été. Elle ne couchait pas sur une coite ??? remplie de plumes, mais sur un sac grossier qu'elle lavait de ses larmes. Toutefois, la nuit, on étendait sur elle un manteau de vair et de gris, comme l'exigeaient sa dignité et la noblesse de sa naissance.
Des nonnes lui disaient:" Pourquoi tant vous priver, souffrir de la faim, porter la haire jour et nuit ? Dieu ne vous défend pas de manger de la chair." Elle répondait: "C'est en mangeant qu'Adam perdit le paradis, c'est en jeûnant que nous devons le recouvrer."
Au demeurant, bien que dure à elle-même, elle était indulgente et pitoyable aux autres.
Ses nonnes ne manquaient de rien, malgré la pauvreté du monastère. Opportune suppléait à tout par son ingénieuse sainteté.
Un renard volait-il une poule ? l'abbesse se plaignait à Dieu et l'animal, touché de la grâce, rapportait docilement sa proie. Quand un larron voulait dérober un sac de blé dans la grange, Opportune, mystérieusement avertie, disait: " Ne permettez pas, Seigneur, que ce malheureux souille son âme !" et la tentative s'éloignait de lui.
Elle était d'ailleurs aussi charitable que pieuse. Tous ceux qui souffraient venaient elle: gueux, infirmes, possédés, femmes enceintes. Et quand elle ne pouvait donner, elle pleurait, de sorte que tous s'en allaient soulagés d'avoir vu, sur ses joues de vierge, des larmes de compassion.
Lorsque Arnulf, riche de butin et de crimes, revint sur son domaine, tout le pays célébrait les louanges d'Opportune, mais quand il entendit vanter sa bonté, il rugit comme une bête blessée.
En vain avait-il (Arnulf) d'autres femmes et accumulé ses forfaits, le souvenir d'Opportune le hantait toujours. Elle apparaissait dans ses rêves si blanche, si pure ! Elle souriait, mais dès qu'il allongeait le bras pour la saisir, elle avait disparu. Pourquoi venait-elle le tenter ? Pourquoi, elle que déjà le peuple saluait du nom de sainte, se plaisait-elle à le tourmenter ?
Sainte du diable ! par quel maléfice s'échappait-elle la nuit de soncouvent ? Comment l'avait-elle suivi au delà de Poitiers et de Limoges ?
Chaque jour lui parvenait le bruit de nouveaux miracles. Opportune guérissait des paralytiques, délivrait des possédés, rendit l'ouïe aux sourds et la vue aux aveugles . Son pouvoir s'étendait sur les animaux. Elle commandait aux loups et ressuscita une oie sauvage que le cuisinier du couvent avait tuée et dépecée. Un matin, tous les prés d'Arnulf furent couverts du sel, et lui, si vaillant au combat, si prompt à l'attaque, se demandait avec crainte contre quelle force mystérieuse il devrait lutter pour enlever Opportune.
Il fit chercher, dans la forêt d'Auge, une magicienne; elle lui prépara un philtre qui rend invincible. Son chapelain, battu de verges jusqu'au sang, consentit, pour éviter une mort certaine, à l'absoudre par anticipation du forfait qu'il allait commettre.Mais les reliques les plus précieuses, suspendues au cou d'Arnulf, ne parvinrent pas à éloigner de son âme d'obscures frayeurs. Trois fois, à cause de funestes présages, il remit le rapt à plus tard.
Ses hommes, impatients du pillage, murmuraient et l'un d'eux, osa le railler:
"Seigneur, aurais-tu peur des femmes ?" Arnulf le tua et partit, chassé vers le crime par cette insulte.
Cependant Opportune, depuis plusieurs jours déjà, avait été avertie par l'Esprit des projets du seigneur Arnulf. Comment le vaillant défenseur de la chrétienté était-il devenu l'ennemi des nonnes ? Pourquoi la menaçait-il ?
Elle se rappela le temps, proche encore et lointain, où il étalait devant elle les plus douces promesses. Il était alors l'honneur des seigneurs francs. Hilperich vantait ses vertus et recherchait son alliance...
Opportune médita longuement, puis, tout en larmes et se frappant la poitrine: "Moi seule suis responsable, Seigneur, des crimes de cet homme. Ne punissez que votre servante. Il a pêché à cause de ma beauté."
Trois jours et trois nuits, étendue sur les dalles, devant l'autel, sans prendre nourriture, elle pria.
Au matin du quatrième jour, elle sut que le seigneur Arnulf venait. Elle se leva et, s'appuyant sur sa crosse de bois, seule, s'en alla au-devant des pillards.
Ils débouchaient de la forêt quand ils virent se dresser devant eux une forme blanche comme un fantôme.
"Ne va pas outre, seigneur Arnulf, je suis celle que tu cherches."
Le guerrier tressaillit. La voix était celle d'Opportune, mais ce visage décharné, livide, n'était-ce pas celui de la mort ? La peau diaphane ne cachait plus les os.
"Vois où tes crimes m'ont conduite, dit le squelette aux yeux ardents, et crains pour toi-même. Crains que l'enfer ne s'ouvre sous tes pieds si tu vas plus avant. Le temps de la pénitence est venu."La main du spectre fit tourner bride au cheval d'Arnulf et l'animal, pris de peur, s'enfuit au galop.
Il ne s'arrêta que devant la porte d'un monastère. Le seigneur franc se fit raser le crâne et devint serf de Dieu.
H. NADEL
Ainsi se termine cette belle histoire de Sainte-Opportune racontée par le poète Henri VENDEL ... ( Il signait souvent Henri NADEL : le Na de sa femme Ogloblina et le DEL de son vrai nom Vendel...)
Le titre est SAINTE - OPPORTUNE .
Hilperich, comte de l'Hiémois, avait six filles roses et blondes, mais de toutes la plus belle était Opportune.
Chacun admirait la finesse de ses traits. Quand elle riait, ses dents apparaissaient si blanches dans la corolle des lèvres que le vieux clerc Honorius Clementianus, chargé de l'instruire, comparait sa bouche à une pâquerette fraîche éclose qui garde un liseré rouge au bord de ses pétales.
Un voile de lin blanc retenu sur sa tête par un cercle d'or,tombait, à la façon d'un manteau, le long des épaules, tandis qu'une agrafe circulaire en ramenait les pans sur sa gorge. Au-dessus d'une ceinture dont les cordons pendaient,lourds de pierreries, ses seins menus soulevaient harmonieusement la pourpre de la robe, et de longues manches d'un vert sombre, descendant jusqu'aux poignets, faisaient ressortir la blancheur des mains. Quand elle marchait, on apercevait la pointe d'un soulier brodé d'azur.
Elle passait son temps à carder de la laine avec sa mère, à broder, à teindre des étoffes, ou bien elle priait, récitait matines, vêpres et les psaumes, et regardait les images aux tons vifs d'un missel que son frère, l'évêque de Séez Chrodegang, lui avait donné.
D'autres jours, quand l'automne embrasait les forêts, elle s'accoudait au portique de la villa, scrutant le ciel pour voir si le Seigneur Jésus n'apparaîtrait pas, vêtu de nuages rose et porté sur les ailes des anges. Mais lorsque, de la chasse, lui parvenait le son de l'olifant, elle plaignait la biche qui pleure ses petits.
Quand elle eut seize ans, de nombreux seigneurs demandèrent sa main. Tous étaient riches et puissants, mais le plus brave et le plus fort était Arnulf.
Opportune l'avait conquis par sa beauté et il avait juré sur le pommeau de son épée, qui renfermait une dent de saint Pierre, de ne point épouser d'autre femme selon la loi des Francs, par l'anneau et par le denier.
Il lui disait: "Ton visage est comme une aurore qui se lève sur ma vie.Viens, sois à moi, et tout ce que j'ai sera tien. Je te donnerai la plus belle ceinture qui soit au monde et mes orfèvres y enchâsseront tant de pierres que tes mains pourront à peine la soulever. J'achèterai aux Juifs et aux Vénitiens, que Dieu maudisse! leur pourpre la plus éclatante pour qu'elle soit comme un sourire sur ta chair. Tu auras des miroirs d'or et tes souliers resplendiront de perles. Mais tu es pieuse. Mon chapelain te lira les Evangiles. J'enverrai mes vassaux à Rome chercher des reliques. J'irai moi-même, et je t'apporterai du sang de saint Polyeucte et des cheveux de Notre-Dame."
Opportune n'entendait pas. Elle songeait à son frère l'évêque Chrodegang, dont les mains étaient blanches; à sa tante Lanchilde, abbesse d'un grand monastère; aux saints propos d'Honorius Clementianus. Elle voyait le seigneur Jésus, pieds nus et les cheveux courts. Un nimbe d'or encerclait son visage imberbe,doux comme le soleil printanier. Elle l'écoutait: "Bienheureux les pauvres, car le royaume des cieux leur appartient. Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu."Alors elle dit à ses parents: "Ne me cherchez pas de mari parmi les hommes... Je n'épouserai que celui qu'une vierge conçut, qu'une vierge enfanta, qu'une vierge allaita. Pour son lit céleste, je veux me garder pure." Et dans l'excès de sajoie, elle ajouta:
"Bientôt je quitterai la maison de mes pères et j'oublierai mon peuple. Je n'entendrai plus que la voix du Christ, mon époux, et je ne connaîtrai d'autre enlacement que le sien. Mon coeur tressaille d'allégresse, car le Roi du ciel, mon Seigneur, a désiré ma beauté."
Quelques jours plus tard, au moutier d'Almenèches, Opportune échangeait contre une robe vile la pourpre royale.
Lorsque Arnulf apprit cette nouvelle, il entra dans une grande colère. Il voulait incendier le couvent et ravir Opportune. Déjà il recrutait pour cette besogne quelques pillards quand Charles Martel proclama le ban. Arnulf et sa bande rejoignirent l'armée franque.
Ils étaient vêtus d'une tunique courte, descendant à peine jusqu'aux genoux, et sur leur justaucorps de fourrure passait un baudrier qui soutenait leur épée. Leurs cheveux blonds, coupés à hauteur du cou, s'agitaient comme une crinière.
Parmi tous les guerriers, Arnulf se distingua par sa vaillance. Il fit un tel carnage de Sarrazins que, durant huit jours, son corps garda l'odeur du sang. L'archevêque Turpin le bénit spécialement.
Mais Arnulf n'avait cure des bénédictions. Il blasphémait le ciel, traitant Jésus de ravisseur de femmes. Il ne goûtait plus de joie que dans le meurtre et la violence. Même leslongs repas où l'on servait tout embrochés des daims et des sangliers ne savaient plus apaiser sa douleur, et quand il buvait, dans des cornes de bufle, le vin mélangé de miel et d'absinthe, il ne trouvait plus dans l'ivresse le repos.
Il (Arnulf) poursuivit vers le sud les fuyards sarrasins, mais ce ne fut qu'un prétexte à brigandage. Il enlevait les vases précieux des églises et cherchait de l'or jusque dans les tombeaux, il tuait les prêtres, incendiait les monastères, et malheur aux nonnes qu'il prenait !
Cependant Opportune était devenue abbesse du moutier d'Almenèches, et chaque jour elle édifiait les religieuses par ses mortifications.
Elle ne buvait que de l'eau et mangeait du pain d'orge. Le dimanche exceptionnellement, non par gourmandise, mais pour honorer le jour du Seigneur, elle versait un peu de vin dans son gobelet et prenait quelques petits poissons.
Un cilice se cachait sous ses vêtements, hiver comme été. Elle ne couchait pas sur une coite ??? remplie de plumes, mais sur un sac grossier qu'elle lavait de ses larmes. Toutefois, la nuit, on étendait sur elle un manteau de vair et de gris, comme l'exigeaient sa dignité et la noblesse de sa naissance.
Des nonnes lui disaient:" Pourquoi tant vous priver, souffrir de la faim, porter la haire jour et nuit ? Dieu ne vous défend pas de manger de la chair." Elle répondait: "C'est en mangeant qu'Adam perdit le paradis, c'est en jeûnant que nous devons le recouvrer."
Au demeurant, bien que dure à elle-même, elle était indulgente et pitoyable aux autres.
Ses nonnes ne manquaient de rien, malgré la pauvreté du monastère. Opportune suppléait à tout par son ingénieuse sainteté.
Un renard volait-il une poule ? l'abbesse se plaignait à Dieu et l'animal, touché de la grâce, rapportait docilement sa proie. Quand un larron voulait dérober un sac de blé dans la grange, Opportune, mystérieusement avertie, disait: " Ne permettez pas, Seigneur, que ce malheureux souille son âme !" et la tentative s'éloignait de lui.
Elle était d'ailleurs aussi charitable que pieuse. Tous ceux qui souffraient venaient elle: gueux, infirmes, possédés, femmes enceintes. Et quand elle ne pouvait donner, elle pleurait, de sorte que tous s'en allaient soulagés d'avoir vu, sur ses joues de vierge, des larmes de compassion.
Lorsque Arnulf, riche de butin et de crimes, revint sur son domaine, tout le pays célébrait les louanges d'Opportune, mais quand il entendit vanter sa bonté, il rugit comme une bête blessée.
En vain avait-il (Arnulf) d'autres femmes et accumulé ses forfaits, le souvenir d'Opportune le hantait toujours. Elle apparaissait dans ses rêves si blanche, si pure ! Elle souriait, mais dès qu'il allongeait le bras pour la saisir, elle avait disparu. Pourquoi venait-elle le tenter ? Pourquoi, elle que déjà le peuple saluait du nom de sainte, se plaisait-elle à le tourmenter ?
Sainte du diable ! par quel maléfice s'échappait-elle la nuit de soncouvent ? Comment l'avait-elle suivi au delà de Poitiers et de Limoges ?
Chaque jour lui parvenait le bruit de nouveaux miracles. Opportune guérissait des paralytiques, délivrait des possédés, rendit l'ouïe aux sourds et la vue aux aveugles . Son pouvoir s'étendait sur les animaux. Elle commandait aux loups et ressuscita une oie sauvage que le cuisinier du couvent avait tuée et dépecée. Un matin, tous les prés d'Arnulf furent couverts du sel, et lui, si vaillant au combat, si prompt à l'attaque, se demandait avec crainte contre quelle force mystérieuse il devrait lutter pour enlever Opportune.
Il fit chercher, dans la forêt d'Auge, une magicienne; elle lui prépara un philtre qui rend invincible. Son chapelain, battu de verges jusqu'au sang, consentit, pour éviter une mort certaine, à l'absoudre par anticipation du forfait qu'il allait commettre.Mais les reliques les plus précieuses, suspendues au cou d'Arnulf, ne parvinrent pas à éloigner de son âme d'obscures frayeurs. Trois fois, à cause de funestes présages, il remit le rapt à plus tard.
Ses hommes, impatients du pillage, murmuraient et l'un d'eux, osa le railler:
"Seigneur, aurais-tu peur des femmes ?" Arnulf le tua et partit, chassé vers le crime par cette insulte.
Cependant Opportune, depuis plusieurs jours déjà, avait été avertie par l'Esprit des projets du seigneur Arnulf. Comment le vaillant défenseur de la chrétienté était-il devenu l'ennemi des nonnes ? Pourquoi la menaçait-il ?
Elle se rappela le temps, proche encore et lointain, où il étalait devant elle les plus douces promesses. Il était alors l'honneur des seigneurs francs. Hilperich vantait ses vertus et recherchait son alliance...
Opportune médita longuement, puis, tout en larmes et se frappant la poitrine: "Moi seule suis responsable, Seigneur, des crimes de cet homme. Ne punissez que votre servante. Il a pêché à cause de ma beauté."
Trois jours et trois nuits, étendue sur les dalles, devant l'autel, sans prendre nourriture, elle pria.
Au matin du quatrième jour, elle sut que le seigneur Arnulf venait. Elle se leva et, s'appuyant sur sa crosse de bois, seule, s'en alla au-devant des pillards.
Ils débouchaient de la forêt quand ils virent se dresser devant eux une forme blanche comme un fantôme.
"Ne va pas outre, seigneur Arnulf, je suis celle que tu cherches."
Le guerrier tressaillit. La voix était celle d'Opportune, mais ce visage décharné, livide, n'était-ce pas celui de la mort ? La peau diaphane ne cachait plus les os.
"Vois où tes crimes m'ont conduite, dit le squelette aux yeux ardents, et crains pour toi-même. Crains que l'enfer ne s'ouvre sous tes pieds si tu vas plus avant. Le temps de la pénitence est venu."La main du spectre fit tourner bride au cheval d'Arnulf et l'animal, pris de peur, s'enfuit au galop.
Il ne s'arrêta que devant la porte d'un monastère. Le seigneur franc se fit raser le crâne et devint serf de Dieu.
H. NADEL
Ainsi se termine cette belle histoire de Sainte-Opportune racontée par le poète Henri VENDEL ... ( Il signait souvent Henri NADEL : le Na de sa femme Ogloblina et le DEL de son vrai nom Vendel...)